Vous trouverez ici des extraits choisis de « Esthétique du Glauque, images d’une réalité altérée », ouvrage consacré à la théorie qui entoure ma pratique personnelle. Ces quelques pages vous dépeindront un univers particulier, reconnaissable pour certains et totalement inconnu pour d’autres.
Ce récit vous propose un voyage initiatique de l’autre côté du miroir : dans la réalité altérée.



GLAUQUE, définition :

Adjectif, XVIème siècle. Réfection datant de 1503, du terme glauke usité depuis le XIIème siècle en ancien provençal: qui est d'un vert ou bleu pâle, presque gris qui rappelle la couleur de l’eau de mer avant une tempête. « La mer nous regardait de son oeil tendre et glauque », Guillaume Apollinaire.
Du latin glaucus et du grec glaukos, qui n'a pas, à l’origine, une valeur péjorative : se dit de ce qui est à la fois clair et brillant, la mer, la lune ou des yeux bleu clair.
Désigne une couleur : vert blanchâtre ou bleuâtre de l’eau stagnante, un vert glauque. «Les feuilles de la capucine sont glauques.»
Par extension, se dit de ce qui est sans éclat, terne. «Une lumière glauque.»
Depuis le milieu des années 1980, l’adjectif glauque est utilisé par la jeunesse pour définir ce  qui donne une impression de tristesse, de misère : un sentiment lugubre, sordide. Décrit une atmosphère louche: « une ambiance glauque ».
En langage familier, ce dit de ce qui est pénible, sinistre, ce qui inspire un sentiment désagréable, un malaise, provoqué par un aspect trouble.

La société médiatique que nous érigeons chaque jour autour de nous se caractérise par la création vraisemblablement sans limite de nouveaux concepts plastiques, de nouvelles images. Depuis plus de trois décennies semble se construire et s’imposer à notre regard un mode de représentation particulier, avec ses propres codes, que l’on pourrait qualifier de « glauque ». Ces images ont pour but non pas de choquer le spectateur mais de le bouleverser par un processus de création aboutissant à la présentation d’une réalité altérée. Il s’agit ici de ces images que l’on observe quelque peu interpellé, parfois avec dégoût, mais dont on ne peut détourner le regard. Cette esthétique du glauque induit une affirmation : cette réalité dont je vois la trace est sensiblement différente de celle dans laquelle je vis.
L’expression « réalité altérée » est empruntée à l’univers d’un jeu vidéo qui est à la base même de l’intérêt porté aux images glauques : Silent Hill. Dans le scénario étrange de ce jeu jugé révolutionnaire par les spécialistes du genre, la petite ville de Silent Hill bascule brusquement et inopinément dans une autre réalité où tout n’est que décrépitude, délabrement et cauchemar.

Est glauque ce qui est sali, vieilli, rouillé ou moisi. On peut ainsi dire que ce qui est glauque est altéré.

On peut noter ici le concept de temporalité, préoccupation récurrente dans le processus de création artistique. Tout comme la photographie a pour but premier de garder une trace de ce qui ne sera plus demain, l’image glauque semble avoir pour but de présenter ce que la réalité pourrait être ou va devenir.

La réalité altérée proposée est d’autant plus troublante qu’elle semble posséder un pouvoir de sublimation du sordide, du glauque.

Mais il est difficile de comprendre ce que l’on désigne sous le terme glauque. Péjorativement, est glauque ce qui inspire un sentiment désagréable, un malaise causé par un élément trouble. Une image glauque laisse une étrange sensation lugubre, sordide, malsaine. Dans l’Histoire de l’art, on peut discerner une première manifestation de l’esthétique du glauque dans certains travaux de Joel Peter Witkin. Idéologiquement, Witkin pourrait être le père de ce jeune mode de présentation du réel. Bien que son travail soit orienté en majorité vers le macabre ou la provocation sociale, ses différentes productions offrent un référentiel important quant à l’élaboration de la théorie d’une véritable esthétique du glauque.  Le photographe et compositeur Philippe Fichot semble suivre les traces de ce maître à penser qu’est Witkin avec des compositions numériques très inspirées mettant en scène des corps meurtris, inertes.

Le glauque est tout d’abord défini comme une couleur verte ou bleu blanchâtre. Cet adjectif connaît d’autres significations. En médecine par exemple, on qualifie de glauque la pruine blanchâtre qui se forme sur les organes internes après le décès et annonce la décomposition du corps. On trouve ici une utilisation de l’adjectif glauque dans le domaine médical : l’esthétique du glauque semble être étroitement liée dans ses codes de représentation à la médecine, la chirurgie ou les soins. L’artiste germanique Gottfried Helnwein attribue à ses travaux, aux thèmes singuliers et à la technique irréprochable, des codes issus de la médecine, avec des instruments chirurgicaux par exemple. Il compte très certainement parmi les plus éminents représentants de l’esthétique du glauque. Avec sensibilité et efficacité, Helnwein offre l’image d’une réalité altérée où se mêlent enfance innocente, tragédie violente, poésie et atrocité. Helnwein propose différents médiums pour retranscrire cette impression glauque, du dessin à l’aquarelle, en passant bien entendu par la photographie. Car nous sommes définitivement à l’air du numérique, de l’image plus réaliste que jamais.

Les images glauques se présentent un quelque peu comme un puzzle plastique : des éléments distincts sont facilement compréhensibles mais ce sont leurs rapports entre eux qui restent une intrigue. Il faut apparemment posséder les codes de l’image pour en comprendre le message, le mélange des genres brouille volontairement sa lisibilité. Cette figure de style bien littéraire consiste à placer dans une même image deux éléments qui ne devraient pas être accolés en temps normal, un assemblage étrange comme une difformité extravagante, un corps moitié humain moitié machine, une vision surréaliste et cauchemardesque, chimérique et hallucinatoire. Et ce même mélange des genres suscite la fascination du spectateur parce qu’il stimule les sensations du spectateur. Michel Guiomar tente d’expliquer le stimuli qui suscite une réaction d’ordre sensationnel, qu’il nomme phénomène, de la manière suivante :

« les phénomènes semblent parfois être des traductions directes de réactions psychologiques obligées : c’est sans appel au plan transcendant que le Rouge vif est couleur de sang et que le caractère immédiat de blessure, provoqué par la vision du sang, et donc par celle de ce rouge répandu, peut intervenir dans un tableau. Sans doute, même largement prodigué sur une toile non figurative, cette couleur-phénomène n’est pas une preuve d’idée de mort, mais elle situe l’œuvre dans un contexte de rupture physiologique, d’accident léthal. »

Le glauque est une vision altérée du monde, comme si nos yeux pouvaient voir l’intérieur de chaque chose. L’illusion de la présentation de la réalité doit être persuasive : cette vraisemblance provoque le trouble et donc la fascination. Le mélange des éléments vrais et vraisemblables, c’est-à-dire qui semblent réels, entraîne la perte des repères, des limites. Ce réflexe naturel peut engendrer à la fois la répulsion mais aussi la séduction, la fascination. Apprendre à apprivoiser cette esthétique du glauque, c’est voyager au centre du monde intérieur d’un cauchemar sublime. Mais il n’est pas toujours facile de regarder ces images-là.

Pourquoi regardons-nous ce qui n’est pas agréable à regarder ?

Parce que la nature humaine est ainsi faite : nous regardons, nous observons, fascinés, toutes ces choses étranges et déroutantes qui mettent mal à l’aise, qui interrogent le plus profond de notre inconscient. Le glauque est autour de nous, devant nous mais pas en nous, ce qui nous rassure. On regarde pour être bien sûr de ne pas oublier, comme si une petite voix intérieure nous implorait sans cesse de garder les yeux ouverts, de ne pas se détourner de la réalité des choses. Cette appréhension particulière de l’image est une notion clé de l’esthétique du glauque. L’image se livre à nous comme un concept, ou plutôt le récit d’une histoire dont nous devons comprendre le sens. Observer une image, c’est s’en approprier le sens, la contempler et lui accorder son jugement, se laisser captiver par cette image, s’abandonner à elle et lui offrir nos émotions.

Le processus de création d’images glauques a pour but non pas de provoquer, parfois choquer, mais par essence de susciter le trouble.

La psychologie et l’étude du processus de création permettent de répertorier les éléments déclencheurs de malaise. Et c’est là l’objet principal d’étude pour l’élaboration de la théorie de l’esthétique du glauque. Le spectateur fasciné par cette image est animé de pulsions que la psychanalyse qualifie de morbides. La pulsion est une force inconsciente qui, agissant de façon permanente, suscite une certaine conduite. La source des pulsions est corporelle. C'est un état d'excitation comme la faim ou le besoin sexuel, qui oriente l'organisme vers un objet, grâce auquel la tension sera réduite. Freud a étudié les pulsions dites "instinctuelles" et le refoulement qu'elles subissent par la censure morale. Il institue une opposition entre pulsions de vie et de mort. La pulsion de mort apparaît à la suite d'une remise en cause du principe de plaisir, par la compulsion et la répétition. Il semble exister dans la vie psychique une tendance irrésistible à la compulsion, sans tenir compte du principe de plaisir. La tendance à la répétition est une propriété générale des pulsions qui poussent l'organisme à reproduire, à rétablir un état antérieur auquel il avait dû renoncer. Le changement et le progrès seraient dus à l'action des facteurs extérieurs, des facteurs perturbant qui obligent l'organisme à sortir de cette inertie. Mais l'état antérieur à la vie étant inorganique, on peut dire que la pulsion tend à ramener l'organisme vers l'inorganique, ou encore que la fin vers laquelle tend toute vie est la mort. On en arrive ainsi à postuler aux racines de notre vie psychique une pulsion de mort. A celle-ci s'oppose une pulsion de vie et de sexualité. Cependant, les deux pulsions de vie et de mort peuvent se trouver unies dans des proportions variables et ces variations modifient de façon considérable le comportement humain.

Cet essai théorique a pour but de démontrer l’émergence d’une plasticité singulière que l’on peut nommer esthétique du glauque. Ce nouveau mode de représentation est régit par de nombreux codes dont l’association concrétise le concept d’une réalité altérée, qui ressemble à notre monde et lui est pourtant fondamentalement étrangère. La mission de ce récit à travers l’univers de l’altération est de donner au public les outils permettant de définir ce qu’est l’esthétique du glauque.