Des repères ambigus

« Envisageant les notions de Vide ou d’Absence, nous rencontrons dans l’art de nombreux phénomènes négatifs ou privatifs, des absences ou des retraits de phénomènes qui sont eux-même d’autres phénomènes. […] Le vide conduit plutôt le témoin à une connaissance du périlleux, du léthal, à un vertige qui trouve immédiatement sa raison dans la nature. […] Plus mystérieusement certains phénomènes privés d’un ou de plusieurs éléments essentiels, possèdent un potentiel d’égarement hors des climats normaux de la vie courante. »

L’univers du jeu vidéo Silent Hill est littéralement basé sur la terreur par l’absence décrite ici et constitue à ce titre le meilleur exemple permettant de comprendre ce qu’est sommairement le principe de l’absence. Le jeu débute sur une marche interminable, des minutes ou des heures durant, on ne sait plus. Le silence purge notre esprit de tout ce qui peut l’encombrer : c’est un passage au sens propre, une démarche introspective du personnage. C’est une sorte de parcours initiatique obligatoire et nécessaire pour couper tout lien avec notre propre réalité. Une seule réalité existe : celle du jeu. Le silence est ensuite rompu par une radio ramassé dans un vieux café ne retransmettant que des grésillements, des interférences provoqués par la déambulation intrigante et effroyable  d’un être difforme, d’un monstre.

Le dispositif de la radio cassée qui fait entendre de la friture lorsqu’un ennemi approche, tente de diffuser le phénomène de peur, l’étaler dans le temps et l’espace. Le son, très important pour créer une atmosphère, est ici détourné : c’est l’absence de son qui met tous nos sens en éveil. C’est le bruit inattendu dans le silence qui effraie. Dans l’univers du jeu, on n’entend que le son de ses pas. Il s’agit là de n’avoir conscience que d’une seule réalité : celle du moment. Pour plus de réalisme, le son des pas est bien plus finement travaillé que pour d’autres jeux du même type : quatre sons différents au lieu de deux. C’est une volonté du concepteur sonore pour nous sensibiliser à la réalité du jeu, nous permettre de prendre conscience de notre corps virtuel. Silent Hill joue avec nos nerfs : Pas de son, ni de lumière, à peine une lampe-torche peu fiable. La grande trouvaille de Silent Hill est de plonger le joueur, ou plutôt le personnage qu’il dirige, dans la pénombre oppressante d’un lieu inconnu. Le personnage arpente les endroits vides et délabrés, à l’atmosphère pesante et nauséabonde. La tension que peut ressentire le joueur provient de l'atmosphère résolument glauque et de l'appréhension ressentie : Ce que l’on ne voit pas fait peur. L’équipe Konami explore le concept du « montré/caché » : les décors réalistes et soignés (pour l’époque) sont plongés dans l’ombre et même dans le brouillard. Les concepteurs du jeu avoueront par la suite que cette étrange brume avait bel et bien pour but de masquer les quelques défauts techniques du rendu, bien loin de se douter que ce choix esthétique deviendrait la marque appréciée par tous de ce jeu hors normes.
On ne saurait nier que la peur est le sentiment premier ressentit à l’approche d’un jeu vidéo tel Silent Hill ou de toute autre œuvre issue du processus de création de l’esthétique du glauque. Omniprésente, la peur traverse dans ce jeu un grand nombre de colorations : peur diffuse proche de l’interrogation lors de la descente initiale à travers la forêt, panique aveuglante lors de la première rencontre avec une forme de vie, profond malaise lorsque la violence ou la saleté baroque typique de Silent Hill est déployée. Mais la peur centrale, celle qui deviendra vite omniprésente, n’est jamais le fait direct de l’environnement. La peur immédiate, l’atmosphère de Silent Hill, est le fait de sa société. Ainsi, le paroxysme de la peur du noir est dépassé : cette lampe fermement accrochée au revers de la veste de Harry, comme symbole de ce qui nous rattache à la réalité,  n’est pas un objet sans danger. La lumière attire les monstres, comme des papillons de nuit dansant autour d’une flamme.

Absence de capacité aussi : Harry est un jeune homme comme les autres, il ne manipule pas les armes avec excellence et se fatigue très vite. Ici, la banalité du personnage, ajoutée à son omniprésence à l’image, crée une identification extrêmement forte. L’identification du joueur avec le personnage qu’il dirige se fait naturellement, comme pour confirmer que ce cauchemar est réel, qu’il peut se produire dans notre propre réalité. Il n’y a pas de super héros dans la réalité. Le personnage de Harry est donc comme nous, pas de pouvoir ni de don particulier. Il est par ailleurs le personnage principal, peu d’autres viennent ponctuer l’histoire. Harry est seul face à son destin, morale primaire d’une fatalité qui nous concerne tous mais que nous ne subissons pas, par chance, dans un univers sans repère ni limite gouverné par la fantaisie d’un cauchemar.

Dans l’univers glauque à proprement parler, l’absence s’ajoute à la terreur. Les espaces sont altérés par la disparition de tout signe d’activité.

Les traces humaines sont bien là, mais plus personne n’anime les lieux, ni ne les garde. La ville est abandonnée est devient fantôme. C’est cette absence humaine qui provoque la gêne du spectateur. Il semble que nous ne devrions pas nous trouver là. Et l’espace altéré complètement désertique et désespérant redevient calme, paisible. Il se repose de l’exploitation qu’il a subit par le passé. 

Lynch réalise quant à lui, avec Eraserhead, une oeuvre poétique, c'est-à-dire visionnaire, dans laquelle se dessine un paradis, par son absence même, comme l'indique le père de Mary, désignant le paysage industriel oppressant : « J'ai vu les prés devenir cet enfer. » Mais peut-être que le monde fantasmagorique décrit par les acteurs du glauque existe déjà, par fragments. Les lieux de notre réalité comme la mer d'Aral, les sites de Minamata ou de Tchernobyl exaltent le glauque par l’absence de vie qui y règne.

La vive impression de malaise est engendrer par l’absence de compréhension. L’esthétique du glauque procède par un savant mélange des genres qui déstabilise le spectateur car il perd de vue les limites qui le maintiennent éloigné de la déraison, de la folie.

James Sunderland dans Silent Hill 2 est victime de cette perte des limites qui régissent les lois de notre réalité. Son récit est celui de la lente descente dans les méandres d’un esprit coupable et torturé. James reçoit une lettre de son épouse Marie, lui demandant de la retrouver à Silent Hill, cette petite ville où ils ont passé leur lune de miel bien des années plus tôt. Message pour le moins mystérieux puisque Marie est décédée depuis plus de trois ans. Abattu et troublé par ce mot doux de sa défunte femme, James décide d’y répondre par désespoir. James rencontre dés son arrivée l’image parfaite de sa défunte épouse, qui présente une ressemblance stupéfiante et grotesquement trop réaliste avec Marie. Comble de l’étrange, elle se nomme Maria. Ce personnage là ne peut être réel, ni pour James, ni pour le joueur : Marie et Maria sont identiques, jusqu’à leurs noms ridiculement proches. Mais Maria n’est pas Marie, cela va de soit puisque leurs caractères divergent. Silent Hill s’inspire de la dualité ancestrale d’Eros et Thanatos. Concepts supposés en opposition, le sexe et la mort font échos à la position du personnage de Maria, féminité convoitée par James et image macabre de la défunte Marie. Malgré le ridicule de la situation, James fait le choix  de suivre Maria, de la considérer comme réelle. Maria est bien plus extravertie que Marie, c’est un stéréotype de la femme arrogante et attirante. James ne peut refréner son désir profond pour cette femme aux traits de son épouse, pleinement offerte à lui, accessible et vivante. Maria, comme les autres rares personnages rencontrés dans le jeu, semble prise dans une sorte de schizophrénie. Un pas de plus est franchi dans cet épisode. L’alternance, la dichotomie, entre les deux états de la ville, l’un altéré, l’autre habituel, est visible dans le premier volet, notamment dans les décors. Ici, la ville semble atteindre les personnages du jeu eux-mêmes et modifier leur perception du réel. Les notions de mort et de sexualité sont aussi soumises à cette distorsion : on est alors en droit de se demander si l’état altéré est Thanatos et donc si l’état habituel ne serait pas alors Eros. A moins que ce soit l’inverse.

Comme toutes productions du glauque, Silent Hill questionne nos perceptions qui font appel à notre conscient et notre inconscient avec la même ténacité, la même violente et tragique ambiguïté. En mettant en scène la vie dans ce qu'elle offre de meilleur et de pire c’est-à-dire l'amour et la mort, Silent Hill 2 ne se contente pas de poser la question de la survie, mais surtout celle de la raison de survivre.
En effet, James a perdu sa femme Mary, décédée il y a trois ans d'une longue maladie. Il veut pourtant croire en son impossible résurrection. Mais contrairement à James qui est aveuglé par l'illusion d'un amour indestructible, le joueur sait quant à lui que suivre l’aventure jusqu'au bout signifie forcément plonger dans la folie. Aussi, il a le pouvoir presque divin de donner la mort au personnage de James, ce qui permettrait sans doute de mettre fin à ses souffrances. C’est une façon d’envisager une fin à l’histoire, à notre histoire, tant Silent Hill est une expérience éprouvante qui demande beaucoup d’endurance de la part de ce joueur qui ne pourra pas, en dépit d’une lutte acharnée contre ses tourments,  en sortir indemne.

Pour Joel Peter Witkin, « nous vivons des temps sombres et prophétiques. » Il poursuit sur le sujet des limites imposées par son travail artistique : « je crois que mon oeuvre apportera sa contribution à l'histoire, en indiquant les contre-courants, par rapport aux choix de la conscience que nous faisons maintenant sur les plus vastes enjeux de la vie et des valeurs.» L’esthétique du glauque nous propose ici de nouveaux repères qui ont supplantés les anciens, apparemment trop exigus pour la curiosité de l’homme. L’être humain éprouve un intérêt particulier pour ce que le glauque représente. On appelle cela de la curiosité malsaine. On trouve un exemple flagrant de ce phénomène de comportement dans le travail du photographe de presse Weegee. Dans de nombreux clichés de scène de crime, une foule débridée contemple la victime de l’homicide : pleurs, émotions, rires, fascination, gêne, intérêt morbide se mêlent dans ces regards nous renvoyant à nos propres réactions devant les images glauques.

Ce miroir là, est d’autant plus inacceptable qu’il nous répercute sans complaisance notre part maudite.

Nos esprits se trouvent pareillement marqués par les œuvres de Witkin. Il se fait le passeur vers les enfers figés en natures mortes ou réanimés en tableaux vivants. Dans tous les cas il nous permet d’agir en toute impunité, il assure le retour par les chemins ambigus de l’esthétique. Saurait-on vraiment lui en vouloir même si le voyage nous a bouleversé jusqu’aux tréfonds les plus inexplorés de notre être, de notre humanité. Joel Peter Witkin poursuit sa quête, quotidienne et obsessionnelle, d’une beauté différente, mise en scène, qui renvoie le spectateur à sa propre étrangeté.

Notre curiosité insatiable nous pousse à regarder, malgré tout, les images dont la sublimation de l’abject nous fascine.

L’univers du glauque tente d’introduire le doute dans l’esprit du spectateur, introduire le mal, par un vague et persistant sentiment de désordre. Avec une certaine subtilité, cette esthétique associe des éléments plastique et sémantiques que l’on présume inassociables. Le système des repères éthiques et moraux est mit à mal par la juxtaposition de l’enfant et la perversion, la religion et le nazisme, ou toute autre association choquante. Ceci met en place un procédé de subversion progressive. « Les artistes ne sont pas désarmés pour autant, puis-qu’ils possèdent une arme dangereuse, la subversion. »  La subversion désigne un processus par lequel les valeurs et principes d'un système en place sont contredits ou renversés. Chacun peut lui conférer un sens positif ou négatif, en fonction de sa propre position par rapport aux valeurs du système. La subversion peut être appliquée dans de nombreux domaines, en fait partout où l'on se réclame de valeurs et de normes : Politiques, sociales, culturelles ou artistiques. La subversion constitue ici un outil utilisé pour déstabiliser le spectateur. C’est une stratégie bien déterminée qui tente de faire évoluer les valeurs du système en les remettant en cause. Elle peut être sublimée à travers le symbole, le code, et la représentation esthétiquement glauque de l’objet. De par sa nature, la subversion est souvent l'objet de censure et de répression.

L’univers altéré de l’esthétique du glauque est régit par la notion d’ambiguïté. Il perturbe notre perception du réel par l’aberration de ses limites.L’individu/spectateur est dans l’incompréhension la plus totale et ne peut se raccrocher qu’aux éléments qu’il reconnaît. Ces infimes repères lui permettent de ne pas basculer totalement dans l’autre monde, celui de la presque-folie.
« Nul ne contestera que nous sommes aujourd’hui face à une crise des repères. Quelle que soit la pertinence de cette expression, la tâche de penser le monde dans lequel nous vivons s’impose donc plus que jamais. » Notre société repoussant déjà ses barrières morales de plus en plus loin, l’altération du reflet de notre réalité est nécessairement a-morale.