12/2006
« Il y a, dans l’abjection, une de ces violentes et obscures révoltes de l’être contre ce qui le menace et qui lui paraît venir d’un dehors ou d’un dedans exorbitant, jeté à côté du possible, du tolérable, du pensable. C’est là, tout prés mais inassimilable. Ca sollicite, inquiète, fascine le désir qui pourtant ne se laisse pas séduire. Apeuré, il se détourne. Ecœuré, il rejette. Un absolu le protége de l’opprobre, il en est fier, il y tient. Mais en même temps, quand même, cet élan, ce spasme, ce saut, est attiré vers un ailleurs aussi tentant que condamné. Inlassablement, comme un boomerang indomptable, un pôle d’appel et de répulsion met celui qui en est habité littéralement hors de lui. »
Julia KRISTEVA, extrait de Pouvoirs de l’horreur,
Chapitre premier Approche de l’abjection.
Editions du Seuil, Paris, 1980
Julia Kristeva, professeur universitaire à Paris 7,
détentrice de nombreux titres honorifiques, psychanalyste et
écrivain, propose ici des essais qui tentent, à
travers une analyse psychanalytique et littéraire, de
répondre à la question suivante :
« pourquoi y a-t-il ce quelque chose qui n’est ni
sujet ni objet, mais qui, sans cesse, revient, révulse,
repousse, fascine ? »
Il s’agit d’une « approche de
l’abjection », une tentative d’explication Freudienne de la
peur, de l’horreur. Julia Kristeva illustre ses propos
d’exemples tour à tour littéraire, avec une
analyse de Céline, psychanalytique, avec Freud et Lacan, et
anthropologique, avec les rites et les religions.
Les quelques lignes choisies ici sont en réalité
les premières de l’ouvrage de Julia Kristeva.
« Abjection » est un terme emprunté
au vocabulaire psychanalytique : « à chaque
moi son objet, à chaque surmoi son abject », c’est une
pulsion de l’être face à un stimuli, comme un
vomissement face à du vomis. L’auteur parle aussi de
dégoût, «répulsion, haut-le-cœur
qui m’écarte et me détourne de la souillure,
[…] sursaut fasciné qui m’y conduit et
m’en sépare »
Le sentiment d’abjection se divise alors en deux
phases : la répulsion et la fascination.
La répulsion est une pulsion violente. L’objet de
l’abjection est alors ressentie comme une menace contre
laquelle il faut se protéger en le rejetant.
Soit celui-ci provient de l’extérieur, soit il
provient de l’intérieur, de notre moi,
« d’un dedans exorbitant »,
comme une pulsion refoulée ou un acte manqué.
Dans les deux cas, l’éthique et la morale nous somment
de détourner le regard de cet objet .
Alors pourquoi regarder ce qui n’est pas agréable à regarder ?
La phase de fascination s’explique ainsi : lorsque la
psychanalyse parle d’objet, elle parle d’objet de
désir. Ainsi l’objet de l’abjection n’est
pas si abjecte que ça.
« Ca sollicite ». Cette image à la
limite du tolérable, comme une photo de Joel Peter Witkin,
« inquiète, fascine le désir ».
Alors que toutes lois, alors que
« l’absolu » nous conjure de ne pas
céder à cette pulsion abjecte, notre nature profonde,
bien qu’écœurée, sublime
l’image.
Ce sentiment d’abjection est en quelques sortes à
mi-chemin entre la curiosité malsaine, comme un accident sur
le bord de la route qu’on ne peut s’empêcher de
regarder, et l’excitation de la transgression de
l’interdit, une envie irraisonnée de voir ce que
l’on a pas le droit de voir : « un ailleurs
aussi tentant que condamné ».
Le regard est ainsi tiraillé entre ce rejet de
l’impropre, de la souillure, et la fascination que cela
engendre.
Il n’y a rien d’anormale dans le fait de considérer un cadavre beau, ce n’est tout simplement pas une idée admise.
Comme un boomerang, le spectateur d’une œuvre
dérangeante vacille entre un pôle d’attraction
et un pôle de répulsion.
Nombreux sont les travaux d’artistes qui ont
suscité des réactions semblables de la part du
publique ou de la critique comme Chris Burden avec sa vidéo
« Shoot » en 1971 ou Gottfried
Helnwein et ses immenses photographie d’enfants-victimes de
« La nuit du neuf novembre » en 1988. Ces
œuvres émergent d’un univers méconnut et
présentent une esthétique particulière que
l’on pourrait qualifiée d’esthétique
glauque.
L’ouvrage de Julia Kristeva, bien que principalement accès sur une analyse psychanalytique du sujet, propose un appui sérieux quant à l’hypothèse d’une appréhension particulière des images glauques, dérangeantes.
La suite de la réflexion consisterai alors à répertorier les éléments représentatifs du glauque dans un échantillonnage d’œuvres contemporaines afin de réaliser une ébauche théorique. Ainsi l’on comprendrait mieux quels sont les stimuli qui amorcent cette pulsion.
« […] l’abjection elle-même est un mixte de jugement et d’affect, de condamnation et d’effusion, de signes et de pulsions. »